Région d’Arba Minch, vallée de l’Omo, Éthiopie, janvier 2002 – Les peuples de la vallée de l’Omo sont de véritables tableaux vivants. Encore plus que les Hamers et les Karos, les Mursis dégagent une beauté étrange, troublante, qu’on n’arrive pas à saisir entièrement à leur contact.
Les femmes surtout en imposent, à cause des parures dans leurs cheveux, de leurs bijoux monumentaux, mais surtout des ornements labiaux et auriculaires en forme de disques plats, qui les transforment en des personnages presque surnaturels. De leur côté, les hommes ont le corps peint de motifs géométriques et abstraits qui nous rappellent clairement les origines de l’art moderne.
La visite du village mursi se déroule de manière un peu inattendue. En raison de ses atours, ce peuple est certainement l’un des plus photogéniques et photographiés du monde. Ainsi, c’est davantage à une séance de photos que nous sommes conviés, qui est inévitablement doublée de négociations intenses avec les villageois afin de pouvoir croquer LA photo unique.
Armé d’une liasse de birrs, la devise éthiopienne, je me livre aussi à ce troc qui semble bien faire l’affaire de tous les intéressés. Après quelques clichés uniques pour un photographe amateur, je décide de sortir de ce jeu de séduction; je me place en retrait, ce qui me permet de voir quelques enfants laissés à l’écart, qui ne sont pas l’objet de notre œil photographique. Je vois qu’un d’entre eux, sans motifs peints sur le corps ou le visage, semble s’intéresser à moi, mais surtout à ma petite bouteille d’eau. C’est alors que j’ai la sensation que tout le brouhaha autour de moi se fige et qu’il n’y a que moi et ce petit garçon à la moue indescriptible.
Un duel s’engage entre nous deux. Il veut la bouteille et moi, je me dis que cela vaut bien une photo! Or, mon petit adversaire ne l’entend pas ainsi. Comme à mon habitude lorsque je photographie des enfants, je me mets à genoux : nous sommes ainsi d’égal à égal. La patience est certainement la vertu que l’on apprend le plus à développer en Afrique et j’ai tout un professeur devant moi!
Aucun mot ne sort de ma bouche ni de la sienne, le langage n’étant pas le meilleur moyen de communication dans cette situation; il n’y a que des gestes, parfois brusques, de la part de mon nouvel ami et tranquillement, nous nous comprenons. Un peu téméraire dans ma négociation, je lui tends d’abord ma bouteille d’eau, qu’il s’empresse d’agripper comme un trésor inestimable. Puis, je lui fais signe que je veux prendre une photo, mais il s’apprête déjà à s’enfuir avec son butin. Je pense à déclarer forfait, lorsque, venu de nulle part, un allié inespéré me prête main-forte. Un petit ami, le visage peint de blanc celui-là, court à notre rencontre et prend spontanément son comparse récalcitrant par l’épaule en se plaçant devant moi. Le temps d’un seul cliché, et ils sont déjà repartis jouer tous les deux avec la trouvaille de la journée.
Mon ami de quelques instants n’a pas esquissé le moindre sourire, gardant sa moue de petit clown triste, comme s’il voulait me dire que ça n’avait pas été un jeu, mais bien un duel entre lui et moi, et qu’il en était sorti vainqueur!
Étrange de voir combien des moments qui, en d’autres contextes, auraient été banals, ont pu devenir de petits joyaux dans mes souvenirs. Ma visite chez les Mursis, peuple tribal pour le moins hors de l’ordinaire, illustre bien ce changement de perspective lorsque l’on se trouve à des milliers de kilomètres de chez soi.
André Roy